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BURKINA FASO : Le contact colonial et l’entrée de la royauté dans l’économie-monde (1919-1945)
La chefferie et la genèse de la Haute-Volta
Ouagadougou devient le chef-lieu de la Haute-Volta
La Première Guerre mondiale a été l’occasion pour le Moogo Naaba de prouver sa
fidélité à l’égard de la puissance coloniale. Son propre fils, Dassongo Temba Naaba l’a payé de sa vie, lui qui est tombé au champ d’honneur en mars 1917. Incontestablement, l’exemple donné par le roi a largement contribué au recrutement massif des tirailleurs intégrés en grande partie dans les bataillons de tirailleurs sénégalais opérant en France ou dans les Dardanelles.
Une autre partie des sujets recrutés au cours de la guerre ont formé d’importants contingents de travailleurs, mis notamment à la disposition des grandes compagnies de négoce bordelaises ou marseillaises. Ce geste de bonne volonté du roi a fini par être payant. Le 1 er mars 1919, un décret porte création de la Haute-Volta, territoire regroupant le Moogo et les populations du haut bassin de la Volta. Après de nombreuses hésitations, le lieutenant-gouverneur de la nouvelle colonie, Edouard Hesling (1919-1927), opte pour l’établissement de son chef-lieu à Ouagadougou, bien que Bobo-Dioulasso eût la préférence de nombreux fonctionnaires. Le calcul d’Hesling est simple. La Haute-Volta est sous encadrée dès sa création45. Dans la suite logique de la circulaire Van Vollenhoven, le lieutenant-gouverneur sait que la collaboration du plus influent souverain moaga lui permettra d’administrer la colonie à moindre coût en s’appuyant sur le groupe ethnique moaga, largement majoritaire. Á propos du Moogo Naaba, Hesling pense que l’établissement du gouvernement à Ouagadougou est de nature à « flatter ses propres sentiments et ceux de son
entourage »46, stratégie de séduction qui doit être mise au profit des formidables ambitions de cet administrateur pour « sa » colonie.
La première tâche d’Hesling est de faire de Ouagadougou un chef-lieu moderne, une
sorte de vitrine de la colonisation française en A.O.F. Ceci ne déplaît pas à un Moogo Naaba qui voit là le moyen de faire rayonner sa capitale sur un espace transcendant de très loin les frontières de son seul royaume. Tout est réuni pour que s’ouvre une période de collaboration fructueuse, aux intérêts « bien compris » de part et d’autre. Mais en 1920, Ouagadougou manque encore de tout. Aucune infrastructure, aucun bâtiment public n’a été prévu.
Rappelons qu’encore en 1916, Ouagadougou ne comptait que 3.000 habitants dont 250 Européens. Mettant à profit la saison sèche, Hesling obtient du Moogo Naaba le recrutement de 2.000 travailleurs afin de construire l’hôtel de gouvernement, le secrétariat général et autres bâtiments administratifs, de larges avenues, des écoles et des infrastructures médicales47. Pour la première fois, le Moogo Naaba a travaillé au développement « moderne » de sa capitale, à laquelle on donne assez rapidement le sobriquet de « bancoville » en raison du matériau traditionnel fait de boue séchée utilisé pour son édification.
Pour autant, les nouvelles autorités coloniales ne sont pas encore certaines que les
nanamse sont les meilleurs partenaires d’un développement répondant à des attentes et à des moyens occidentaux. L’heure est donc à l’ « éducation » des chefs, dont on pense renforcer l’autorité à condition « d’en corriger les manifestations inconciliables avec nos principes de justice, d’équité, de liberté adaptés aux circonstances et aux conditions de vie indigènes, d’en proscrire les pratiques, vestiges d’un autre temps, incompatible avec le nouvel ordre des choses établi. »48 La première mesure pratique leur est offerte en 1919 avec la création d’un conseil d’administratif, présidé par le commandant de cercle, et qui compte de nombreux ministres du Moogo Naaba promus « chefs de province » ainsi que des chefs de canton.
Un an plus tard est créé à titre expérimental le Conseil des Notables de Ouagadougou, dont l’influence embrasse l’ensemble du territoire voltaïque. Un des kug zindba du Moogo Naaba, le Baloum Naaba Tanga (1910-1950), en devient membre avec l’appui de l’influent vicaire apostolique du Soudan français, Mgr Thévenoud. Ce type d’assemblée n’a qu’un rôle consultatif, mais ses prérogatives en matière de développement économique sont importantes, les notables donnant leur avis sur la fixation du taux de l’impôt indigène, l’établissement du programme annuel des travaux d’intérêt général etc. 49 Á en croire l’administration coloniale, l’avis des chefs a été suivi de très près50.
En fin de compte, Hesling, dans ses nombreux rapports politiques, se déclare satisfait des chefs même si son administration dénonce certains abus d’autorité commis par des nanamse subalternes. Les doutes quant à la capacité des chefs à accompagner le vent de modernisme qui souffle sur la colonie commencent à se taire sans disparaître des esprits. Comme en témoigne un rapport rédigé en 1923, certains administrateurs européens continuent en effet de penser que les raisons expliquant le présumé retard pris par les sociétés moose en matière de développement seraient dues à l’ « organisation de type féodale, qui les maintient dans une situation politique voisine de la servitude [et qui] aurait plutôt tendance à entraver toute évolution spontanée et raisonnée. »51 Dès lors, il ne reste plus à la royauté qu’une seule
chance de prouver à tous qu’elle est indispensable à l’essor de la colonie : mettre en scène son attachement pour la « modernité » et le changement tout en continuant d’assurer les fonctions traditionnellement dévolues aux nanamse.
Les nanamse, agents de la mise en valeur des colonies françaises
L’occasion pour les chefs de prouver leur capacité à accompagner l’élan de
modernisation économique de la Haute-Volta leur est offerte au cours de l’entre-deux-guerres.
Le contexte y est alors favorable. C’est que la Mission catholique de Ouagadougou, tout comme l’administration coloniale, nourrit de grandes ambitions pour la jeune colonie.
Pourtant, nous l’avons vu, le territoire est peu prodigue en ressources naturelles. Cela n’a pas empêché les agents européens de la colonisation d’intégrer la Haute-Volta dans le marché mondial, de mettre sur pied un tissu préindustriel, ainsi que de dynamiser les cultures de rente en commençant par l’intensification de la production cotonnière.
Le rapprochement stratégique entre la royauté et la Mission est crucial à cet égard. Le
Baloum Naaba (cf. doc. 9 p. 37) est ainsi le ministre le plus proche de Thévenoud et se voit pleinement associé aux premières tentatives de développement économique initiées par les Pères Blancs, eux-mêmes soutenus par Hesling. Dès 1916, un ouvroir de tapis est fondé par les Pères Blancs à une cinquantaine de kilomètres au nord de Ouagadougou, dans le village de Pabré.
Les chefs locaux apportent leur concours afin de permettre aux jeunes filles moose d’y travailler malgré les réticences de nombreux sujets qui perdent ainsi la possibilité de « redistribuer » les femmes dans le cadre des mariages forcés.
En 1920, l’atelier de tissage de tapis connaît un tel essor, tout comme la filature de
Ouagadougou, qu’il vaut à Thévenoud d’intégrer le Conseil des notables en qualité
d’industriel. Les procédés de fabrication ne cessent de se moderniser, faisant notamment appel à la fée électricité, encore bien rare au Moogo, afin de carder la laine. L’ouvroir finit par devenir une attraction pour tous les Européens de passage à Ouagadougou.
Ajoutons que, signe de l’ouverture du Moogo sur l’économie-monde, ses produits sont présentés lors des expositions coloniales de Marseille en 1922, puis de Vincennes en 1931, remportant au passage de nombreux prix, dont celui remporté en 1925 au cours de l’exposition des Arts décoratifs de Paris52.
Cependant, l’effort le plus intense demandé aux chefs vient du gouverneur de Haute
Volta. Ancien fonctionnaire de Gallieni à Madagascar, Hesling entend faire de sa colonie un modèle de modernité qui se distinguerait par la qualité de ses infrastructures routières et ferroviaires censées faciliter l’écoulement du coton, premier produit d’exportation de la Haute-Volta. Les besoins en main-d’œuvre sont considérables, mais ne dit-on pas que la colonie en est un « réservoir » ? Néanmoins, mobiliser les travailleurs pour des activités dont ils ne perçoivent pas bien l’intérêt immédiat n’est pas une mince affaire.
C’est là qu’interviennent à nouveau les chefs, à commencer par Naaba Koom II53. Le roi, qui scolarise ses fils en Tunisie54, enthousiasme une administration qui ne manque pas de rappeler l’intérêt
porté par le souverain pour « tout ce qui est une manifestation du progrès »55. En somme, la collaboration avec les chefs semble le choix le plus judicieux à l’heure de la « mise en valeur des colonies », thème alors mis au goût du jour par Albert Sarraut56. Considérant sans originalité que les Moose sont assis sur des richesses inexploitées, Hesling intensifie la culture du coton dont la production passe de 300 tonnes au cours de la campagne 1923-1924 à 6238 tonnes en 1925-1926. Tandis que le pic de production est en passe d’être atteint, l’administration ne peut que louer « la bonne volonté agissante des chefs » 57 qui savent comment mobiliser la force de travail moaga en lui expliquant que ces efforts profiteront avant tout au Moogo. C’est également fort de cet argument que le souverain accompagne un ambitieux projet en matière de transports, qui, en 1925, permet à la colonie de se doter de 6.000 kilomètre de routes, soit environ 1/8è du réseau total de l’A.O.F.
La hausse de la production cotonnière ainsi que son évacuation par les nouvelles routes conduit Hesling à penser que l’année 1925 est celle qui signale « la naissance de la Haute-Volta au commerce extérieur par l’extension brusque de ses cultures de coton et la présentation de ses produits aux négociants européens. »58 Cette intégration économique dans le vaste marché mondial va lourdement peser sur la Haute-Volta et ses chefs à l’heure de la Grande Dépression, nous y reviendront.
Sociétés politiques comparées, n°6, juin 2008
http://www.fasopo.org